28

Il se réveilla avec un goût de sel sur les lèvres. Il tenta de retrouver les images fugitives de son rêve et se souvint de la mer, froide et implacable. Quand il s’assit, il fut désappointé de sentir la terre ferme sous ses pieds. Il gagna la fenêtre, ouvrit les volets de bois. Le ciel avait quelque chose de réconfortant, dans sa ressemblance avec la mer. Tous deux avaient la même couleur, et l’homme n’avait pas de prise sur eux. La terre était le maillon faible ; elle seule se laissait partager, posséder, consommer.

La lune pâle descendit pendant qu’il fixait le ciel. Le temps était venu d’agir, de rembourser sa dette.

Il traversa la pièce avec la grâce d’un spectre. Il s’habilla avec soin – cela semblait approprié –, enfila ses bottes de cuir souple et boucla son ceinturon.

Il aurait voulu s’examiner mais ne trouva aucun miroir. D’une main anxieuse, il s’assura qu’il avait bien ce dont il aurait besoin. Ses doigts se refermèrent autour du métal froid, qu’ils réchauffèrent. Il était prêt. La perspective d’être bientôt déchargé de son fardeau lui mettait du baume au cœur ; bientôt, enfin, il serait apaisé.

La porte s’ouvrit sans bruit – comme de bien entendu. Il se faufila dans la salle. Le feu paresseux lui dessina une ombre immense. Découvrant sa perspective comme il avançait, il décida de la marche à suivre.

Comme il s’y attendait l’homme était là, plongé dans le sommeil, ronflant avec une douce détermination. Le couteau était chaud désormais ; la lame s’allongea dans sa main et changea de position. Il s’approcha plus près, avec un frisson d’anticipation et une pointe de regret. Il contempla l’homme sans craindre de le voir se réveiller ; il était vieux, et la mort ne le prendrait pas complètement au dépourvu.

Il leva le couteau en un geste gracieux, joliment imité par son ombre. Il hésita un instant puis l’abattit, fendant l’os et transperçant le cœur. L’homme ouvrit les yeux – confusion, puis compréhension – et les referma.

Un sang noir jaillit quand il dégagea le couteau. Il releva l'arme et frappa de nouveau. Encore et encore. Le sang lui éclaboussait le visage, il accueillait sa fraîcheur avec joie.

Il en avait fini ; l’homme ne bougeait plus. Sa dette était payée.

Après avoir soigneusement nettoyé son couteau, en crachant dessus pour laver les dernières gouttes de sang, il regagna sa chambre et se déshabilla. Il se tint nu un moment à la lueur de la lune, recevant sa bénédiction ; enfin, il se glissa entre les draps propres et dormit du sommeil du juste.

 

« Non, La Bousille, il n’y a qu’un remède contre les ghones, et ce n’est pas se tremper les parties intimes dans l’eau bouillante.

— Maître Frallit jure pourtant que c’est le seul moyen, Finaud.

— Ma foi, il ne fait guère de doute que maître Frallit aurait besoin d’un remède. Mais je suis à peu près sûr qu’il n’a pas essayé de se faire bouillir les parties intimes. Sans quoi, nous l’appellerions madame Frallit en ce moment même.

— Alors quel est le remède, Finaud ?

— La seule manière de se débarrasser des ghones consiste à se frotter les parties intimes avec de la pisse de vierge, tous les jours, pendant une semaine.

— De la pisse de vierge, Finaud ?

— Aye, La Bousille. Le plus difficile, bien sûr, c’est de trouver une vierge.

— J’aurais cru que c’était de la convaincre de te pisser dessus, Finaud. » La Bousille adressa un sourire désabusé à son compère et les deux hommes se remirent à boire. Lorsqu’ils eurent fini leurs bières, ils s’appuyèrent en arrière contre le mur et lâchèrent tous deux un rot sonore.

« Messire Maybor et messire Baralis essaient de se duper l’un l’autre, hein, Finaud ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, messire Maybor parle au mercenaire de messire Baralis, qui parle de son côté au fils de messire Maybor.

— Je ne saurais dire qui va l’emporter, La Bousille.

— Pour ma part je miserais sur messire Baralis.

— Je crois que tu as raison. Je miserais sur lui, moi aussi.

— En tout cas, il se prépare quelque chose d’important dans les prochains jours, Finaud.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Eh bien, je suis passé devant l’office, ce matin, tu sais, celui où sont gardés tous les insignes royaux. Les serviteurs étaient en train de sortir les tapis et de dépoussiérer les bannières.

— On dirait qu’une cérémonie se prépare, La Bousille.

— Espérons que ce seront des festivités, Finaud. J’aimerais bien tâter un peu de la cuvée spéciale.

— Je ne compterais pas trop dessus à ta place. Il faudrait au moins un mariage royal pour convaincre ce vieux grigou de Guilloc d’en ouvrir une barrique. »

 

Baralis émergea du sommeil avec un sentiment d’immense satisfaction. Son audience de la veille avec la reine s’était déroulée à la perfection. Oh, Arinalda avait affecté l’indifférence, comme elle savait si bien le faire, mais elle n’avait pu tout à fait dissimuler la lueur d’intérêt dans ses yeux. Et la miniature qu’il lui avait remise avait de toute évidence produit son petit effet. Baralis la lui avait laissée, bien sûr ; elle s’était révélée beaucoup plus persuasive que tout ce qu’il avait pu dire.

Baralis savait néanmoins que le portrait seul ne suffirait pas. La reine se méfiait des ambitions du duc de Brennes – comme tout le monde dans le Nord. Elle tenait là une occasion de neutraliser la menace qu’il représentait au moyen d’une alliance judicieuse. Et, plus encore que tout le reste, la reine voulait davantage de pouvoir : pour elle, pour son fils et pour ses descendants. Le rapprochement avec Brennes lui en procurerait plus qu’elle ne pourrait en maîtriser – son ambition causerait sa perte.

La journée d’hier avait décidément été très profitable. En sortant des appartements de la reine, Baralis avait eu la bonne fortune de croiser le fils de Maybor, l’arrogant et vaniteux Kedrac. Il l’avait simplement salué, et Kedrac lui avait retourné la politesse. Un début, rien de plus, mais cela suffirait pour l’instant. La famille était une question délicate, qui réclamait du doigté.

Baralis se fit chauffer un peu de bière aux épices et s’assit au coin du feu pour la déguster. Il avait parfois l’impression que la chaleur de la tasse entre ses mains lui faisait plus de bien que la boisson elle-même. Quoi qu’il en soit, cela soulageait la douleur et la rendait plus supportable. Pour la première fois depuis des années, il pensa à sa mère ; elle lui faisait toujours chauffer de la bière aux épices lorsqu’il avait attrapé un rhume, ou quand il ne se sentait pas bien, ou sans autres raisons que le froid qu’il faisait dehors et l’amour qu’elle voulait lui témoigner.

Baralis fut arraché à ses souvenirs par l’apparition de Craupe. « Qu’y a-t-il, l’ami ? jeta-t-il rudement, agacé par cette interruption.

— Maître, le valet de la reine vous demande.

— Que me veut-il donc ?

— Lui, rien, maître. C’est la reine qui désire vous voir.

— Une audience ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite, triple idiot ? » L’esprit de Baralis s’emballa – se pouvait-il qu’elle ait déjà pris sa décision ? « Apporte-moi ma plus belle robe, Craupe. » Il réfléchit un moment. « Ainsi que ma chaîne de chancelier – ce jour mémorable mérite un effort particulier. »

Craupe fila. Baralis marcha jusqu’à la fenêtre, ouvrit les volets et regarda dehors. L’air frais lui souffla au visage : il avait beaucoup neigé pendant la nuit et la terre était d’une blancheur immaculée. Une magnifique journée. Son serviteur revint déposer la robe et la chaîne sur le lit. Baralis prit une dernière gorgée de bière aux épices, désormais refroidie, et se prépara pour la reine.

Quelques minutes plus tard il se rendait aux appartements royaux. Quand les gardes le laissèrent passer, il crut lire un respect nouveau sur leurs visages. Le chancelier fut surpris de trouver la reine prête à l’accueillir ; il s’était dit qu’elle le ferait attendre, comme la veille.

« Bonjour, messire Baralis. » Elle inclina légèrement la tête. « Je vois que vous venez aujourd’hui en votre qualité officielle, observa-t-elle en indiquant la lourde chaîne.

— J’espère honorer Votre Altesse par cette marque de respect. » Il s’inclina à son tour pour appuyer le compliment. Il fut heureux de constater que la reine avait elle aussi soigné son apparence : sa robe était bordée d’hermine, et un diadème d’or scintillait dans ses cheveux.

« Je vous ai appelé pour vous faire part de ma décision concernant votre proposition de fiançailles entre mon fils et Catherine de Brennes.

— Je suis fort aise que Votre Altesse l’ait prise aussi rapidement. » Baralis résista à l’impulsion de s’incliner une fois de plus ; il ne voulait pas paraître trop empressé.

« Ne vous méprenez pas, messire Baralis, j’ai la volonté et les moyens de prendre les décisions que je souhaite prendre. » C’était une simple affirmation de son pouvoir, qu’il reconnut d’un bref hochement de tête. La reine, voyant le message reçu, poursuivit. « J’ai longuement réfléchi à l’affaire dont nous avons discuté. Maintenant que mon choix est arrêté, je ne vois aucune raison d’attendre pour vous en informer.

— Il en sera fait selon vos désirs, Votre Altesse.

— Messire Baralis, je dois admettre que vos arguments ne manquaient pas de bien-fondé ; je ne suis pas femme à laisser les animosités passées obscurcir mon jugement. » Elle marqua une pause, le temps d’inspirer profondément. « Une union avec Brennes serait effectivement des plus bénéfiques pour l’avenir de mon fils comme pour celui des Quatre Royaumes, et c’est sur cette compréhension que j’ai fondé ma décision. » Elle vint se placer dans la lumière de la fenêtre, sachant que cela soulignerait sa beauté, puis se redressa de toute sa taille ; son diadème étincelait de mille feux. « Je sanctionnerai les fiançailles de Kylock et de Catherine de Brennes. » Elle regarda Baralis droit dans les yeux. « Prenez vos arrangements, chancelier.

— Une décision fort sage, Votre Altesse. » Baralis prit soin de glisser une note d’humilité dans sa voix – le moment de triompher n’était pas encore venu.

« Je veux procéder dans cette affaire avec une grande promptitude. Je crois comprendre que le duc de Brennes attend depuis longtemps, dit la reine en jetant à Baralis un regard entendu.

— Il espère cette union avec impatience, Votre Altesse.

— Alors, ne le faisons pas languir davantage. Il faut envoyer des émissaires à Brennes.

— Votre Altesse ne compte-t-elle pas s’y rendre en personne ?

— Non, ma place est au côté du roi. Mon fils restera lui aussi ici jusqu’à ce que tous les détails soient réglés. Je ne tiens pas à ce qu’il risque une humiliation en courtisant cette fille avant que l’affaire ne soit conclue. Il se rendra à Brennes lorsque tout sera officiel. » Baralis ne put s’empêcher d’admirer la prudence de la reine, même s’il la savait inutile.

« J’espère avoir l’honneur de servir Votre Altesse en qualité d’émissaire. » Baralis remarqua une expression rusée sur le visage de la reine.

« Je désire envoyer deux personnes, messire Baralis. Une pour représenter le prince Kylock et ses intérêts en tant qu’héritier, l’autre pour représenter la couronne. » Elle sourit gracieusement. « Vous serez l’envoyé du prince Kylock. J’ai toute confiance en votre habileté à négocier le contrat le plus favorable pour mon fils.

— Et qui représentera la Couronne ? » Baralis commençait à se sentir nerveux ; cette responsabilité aurait dû lui revenir de droit.

« Je n’ai pas encore arrêté ma décision sur ce point. Je vous en informerai le moment venu, bien entendu.

— Les désirs de Votre Altesse sont des ordres. » Il prit soin de ne pas laisser transparaître ses doutes. « Quand dois-je mettre l’affaire en branle ?

— Dès que possible. Il faudra des semaines pour atteindre Brennes en cette saison. Le mieux serait d’envoyer la délégation aussitôt que tout sera arrangé. Dans une dizaine de jours.

— Dix jours me suffiront. » Baralis se félicitait que la reine veuille agir rapidement.

« Les préparatifs ne manqueront pas, messire Baralis. Vous aurez besoin d’une escorte armée, de soixante hommes au moins ; il y aura également des cadeaux à envoyer et des contrats à rédiger.

— Je vais faire partir une lettre aujourd’hui même informant le duc de votre décision et de mon arrivée imminente.

— Ce ne sera pas nécessaire, messire Baralis. » La reine sourit avec malice. « Je m’en suis déjà occupée.

— Votre Altesse est décidément une femme prompte à l’action. » Baralis ne put supprimer tout à fait la note d’irritation dans sa voix. Elle l'avait contourné à dessein.

« Il ne me paraît pas utile de garder le secret. Ce genre de nouvelle a tendance à filtrer rapidement ; celle-ci aura fait le tour du château avant la fin de la journée. Aussi ai-je décidé de faire une annonce officielle. Je rassemblerai la cour aujourd’hui pour lui faire part de mes plans. » La reine prononça mes plans avec une évidente satisfaction. « Bien entendu, j’insisterai sur le fait que l’affaire n’est pas encore conclue et que les célébrations devront attendre la signature des contrats officiels.

— Très bien, Votre Altesse. » Baralis devait convenir que la reine n’avait pas tort, bien qu’il eût pour sa part préféré que les fiançailles demeurent secrètes.

« Je suis sûre que vous avez à faire, vous avez donc ma permission de vous retirer. Je vous rappellerai dans quelques jours

— nous devons discuter de certains détails que je tiens à voir figurer dans le contrat de fiançailles. Bonne journée, messire Baralis. J’ose espérer que vous m’enverrez bientôt la prochaine fiole de remède. » Elle le renvoya sans autre cérémonie, en détournant la tête.

Baralis regagna ses appartements, stupéfait par la rapidité avec laquelle la reine avait arrêté sa décision. Quelle était la raison d’une telle urgence ? se demanda-t-il. Agissait-elle ainsi uniquement pour le surprendre et le déconcerter ? Elle en était bien capable.

Il n’était pas entièrement satisfait de la tournure des événements. La reine tentait de s’approprier ses plans. Elle n’y parviendrait pas, cependant. Le chancelier n’allait pas se laisser écarter au moment même où ses projets parvenaient à maturité. Il avait plus que jamais besoin de modeler le destin en sa faveur, de le guider vers la conclusion qu’il escomptait.

 

Tavalisc se sentait légèrement indisposé. Son cuisinier lui avait préparé de délicieuses friandises, mais il n’avait pas vraiment d’appétit. L’odeur des abats trop épicés lui agressait les narines et le rendait vaguement nauséeux. Aussi repoussa-t-il le plateau. Son chat à l’œil perçant sauta sur la table et se mit à mordiller la viande.

Il avait dû accomplir une autre cérémonie fastidieuse ce matin-là. C’était le jour du Pardon et la tradition lui imposait, en tant qu’archevêque, d’absoudre douze hommes de leurs péchés. Les douze hommes, des criminels condamnés que le Premier ministre avait graciés, n’étaient pas considérés comme entièrement lavés de leurs fautes tant que l’archevêque ne leur avait pas accordé la grâce de Dieu et donné l’absolution.

À cette fin, Tavalisc avait dû les laisser baiser son anneau avant de leur poser la main sur le front. Ces criminels étaient des canailles déplaisantes et mal lavées ; à ses yeux, aucun d’eux ne méritait la liberté. Il se plia néanmoins aux usages, et parvint même à apporter une touche dramatique à la cérémonie en y allant de sa petite larme – la foule des curieux avait apprécié : son archevêque bien-aimé, tombant en pleurs en plein acte de pardon. Quelle bonté, allait-on dire, quelle humanité, quelle humilité !

Le peuple de Rorne l’aimait, bien entendu, mais il était toujours bon de faire pencher la balance en sa faveur en recourant ici et là à de petites astuces théâtrales. Le Premier ministre, à l’inverse, avait abordé l’affaire avec un désintérêt criant. Il avait sélectionné un groupe de criminels singulièrement ternes – des voleurs à la tire, des cambrioleurs, des escrocs – à la grande déception de la foule. Elle aurait préféré des meurtriers célèbres, des pirates audacieux, des maquerelles effrontées ; le Premier ministre n’avait décidément aucun sens dramatique.

Tavalisc chassa loin des abats son chat, qui se mit à cracher férocement dans sa direction. L’animal bondit hors de portée quand l’archevêque voulut lui décocher un coup de pied. Puis, entendant un bruit dans son dos, il découvrit avec agacement que Gamil était entré. « Je ne vous ai pas entendu frapper.

— Toutes mes excuses, Votre Éminence. La porte était ouverte, et j’ai présumé…

— Il ne vous appartient pas de présumer, Gamil, l’interrompit Tavalisc. Vous devez impérativement frapper avant de pénétrer dans mes appartements privés. Suis-je bien clair ?

— Tout à fait clair, Votre Éminence.

— Bien. Désirez-vous quelques abats ?

— Non merci, Votre Éminence. J’ai déjà mangé. »

Tavalisc se versa un verre de vin dans l’espoir d’apaiser la révolte de son estomac. Il remarqua que son assistant lisait le titre du livre sur son bureau.

« La lecture de Marod est d’un ennui ! » déclara l’archevêque, bâillement à l’appui. « Une stupide bonne femme me l’a offert pour me remercier d’avoir béni son rouet. » Il n’était pas encore prêt à confier à Gamil ses soupçons concernant la prophétie de Marod. « Bien, quelles nouvelles m’apportez-vous, aujourd’hui ?

— Toulay a décidé de bannir les chevaliers. Il semblerait que la violence des dernières manifestations ait forcé la main aux autorités.

— Bon ! Je savais que Toulay suivrait notre exemple.

— Neuf chevaliers ont été tués dans les rues de Maries la semaine dernière. On les a sortis de leurs cachettes et traînés dans la rue. La foule les a taillés en pièces en se servant de tout ce qui lui tombait sous la main : couteaux, dagues, cisailles…

— Comme c’est déplaisant. Je suppose que cet incident va accélérer l’envoi de la redoutable Lettre de Condamnation. »

Tavalisc frémit d’une terreur feinte.

« Je crois que cela a choqué beaucoup de monde, Votre Éminence.

— Maries a toujours été une cité excessive. Peu importe, tant que personne ne nous accuse. » Tavalisc bâilla à s’en décrocher la mâchoire. « Y a-t-il autre chose ?

— J’ai effectivement des nouvelles susceptibles d’intéresser Votre Éminence.

— De quoi s’agit-il, Gamil ?

— Un certain messire Cravin est arrivé en ville la nuit dernière.

— Qui donc est ce personnage, dites-moi ? demanda Tavalisc en versant du miel dans son vin.

— Il s’agit d’un seigneur très en vue à Brennes.

— Vraiment ? » L’archevêque lécha le miel qu’il avait sur les doigts. « Que vient-il faire à Rorne ?

— Des affaires, je crois. Il a de nombreux intérêts commerciaux dans le Sud.

— Intéressant. J’aimerais beaucoup rencontrer cet homme. Je cherche justement à nouer des contacts avec un représentant de cette belle cité de Brennes.

— J’organiserai une entrevue, Votre Éminence.

— Excellent. Pas de nouvelles de notre chevalier ?

— Il ne doit plus être loin de chez Bevlin à l’heure qu’il est, Votre Éminence.

— Hmm. Le chevalier trame quelque chose. Des gens comme le Vieil Homme ou Bevlin ne perdent pas leur temps en futilités. Il va falloir approfondir la question. Je ne peux m’empêcher de penser que tout est lié d’une manière ou d’une autre.

— Quoi donc ?

— Notre chevalier et ses frères, Bevlin, Baralis… » L’archevêque écarta les bras. « … tout.

— Le premier signe d’un désordre mental, Votre Éminence, est de voir des complots partout.

— Gamil, vous ne comprendrez jamais les dangers et les responsabilités qui accompagnent le fardeau du pouvoir. Il y a des complots partout, et le fait que j’en sois conscient est une indication de ma finesse d’esprit. » L’archevêque vida sa coupe de vin au miel. « Vous pouvez vous retirer, Gamil. Je ne me sens pas très bien. J’ai dû attraper quelque chose au contact de ces infâmes criminels, ce matin.

— Quel malheur ! »

Tavalisc leva la tête, croyant déceler une note de sarcasme dans la voix de son assistant, mais Gamil lui avait tourné le dos et s’éloignait déjà. L’archevêque songea à le rappeler, mais son estomac se mit à gargouiller désagréablement et il y renonça. D’autres occasions se présenteraient de lui faire regretter son impertinence.

 

Maybor était glacé jusqu’aux os. Il avait demandé à Traff un nouvel entretien et le mercenaire était en retard. Une épaisse couche de neige tapissait le sol ; Maybor devait convenir que jamais les immondices ne lui avaient paru si beaux. Il commençait à se demander si Traff ne s’était pas enfui avec l’argent quand il le vit arriver, arborant un air maussade.

« Sale temps que vous avez choisi pour se retrouver dehors. » Traff, qui ne portait qu’un manteau léger, n’était pas habillé pour affronter le froid.

« Les écuries sont trop risquées. Je ne veux plus que nous nous rencontrions là-bas.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Je croyais que nous nous étions mis d’accord hier.

— Hier, nous nous sommes mis d’accord au sujet de ma fille ; mais ce n’est pas mon seul souci, répliqua Maybor avec humeur.

— Je vous ai déjà dit que je ne serais pas votre assassin – pas contre Baralis.

— Tu t’étais montré parfaitement clair. Ce sont des informations que je veux. Je ne t’ai pas payé deux cents pièces d’or juste pour épouser ma fille.

— Je vous en ai donné, riposta Traff d’un ton cassant.

— Tu m’as parlé de ce que Baralis avait fait. Je veux savoir ce qu’il compte faire. Ne me dis pas qu’il passe tout son temps à traquer Melliandra. Il manigance autre chose, et je veux savoir quoi.

— Je vous ai dit tout ce que je savais. Baralis n’est pas homme à se confier à des mercenaires.

— Ne me mens pas. Tu en sais davantage. Dois-je te rappeler que Baralis n’est pas quelqu’un qu’on peut trahir à la légère ? Qui sait comment il réagirait en apprenant que tu rencontres son ennemi en secret ? » Maybor eut la satisfaction de voir Traff changer de couleur. L’homme avait à l’évidence de sérieuses raisons de redouter Baralis.

« Écoutez, je ne sais pas ce qu’il a derrière la tête, je vous l’assure. » Traff hésita. « Par contre, j’ai vu deux ou trois choses qui pourraient vous intéresser.

— Continue.

— Ma foi, je sais qu’il a envoyé des lettres au duc de Brennes. Je l’ai vu en remettre une à un messager la semaine dernière.

— Rien d’autre ? demanda Maybor en se demandant de quoi ces deux-là pouvaient bien s’entretenir.

— Je crois qu’il envisage de partir quelque temps. » Le nez de Traff coulait et il l’essuya avec un coin de son manteau.

« Pourquoi dis-tu cela ?

— Eh bien, ce matin, juste avant midi, je l’ai entendu ordonner à Craupe de préparer ses affaires pour un voyage.

— Où donc peut-il se rendre ? Il ne possède pas de domaine à proprement parler.

— Je l’ignore, mais il doit sûrement avoir une raison importante pour prendre la route par un temps pareil. » Traff marquait un point ; aucun homme sain d’esprit ne partait en voyage alors qu’il venait de neiger et que le temps continuait à se couvrir.

« Je veux être tenu au courant dès qu’il y aura du nouveau. » Maybor laissa partir le mercenaire ; à l’évidence, il n’en tirerait plus rien. Il commençait à regretter le marché qu’ils avaient passé ; l’homme s’avérait moins précieux que Maybor l’avait espéré. Ce dernier trouvait cependant une certaine consolation dans le fait que Traff ne vivrait pas assez longtemps pour toucher la seconde partie de son paiement.

Maybor attendit que le mercenaire soit hors de vue, puis regagna le château. Comme il traversait la cour, il constata qu’on s’activait dans la grand-salle : les serviteurs semblaient préparer quelque événement. En s’approchant, il nota que la Garde royale était en uniforme de cérémonie, que les musiciens apportaient leurs instruments et qu’une petite foule s’était déjà rassemblée. On ne lui avait pourtant parlé d’aucune cérémonie officielle. Il attrapa une servante par le bras. « Que se passe-t-il ici ?

— Je ne sais, messire. La reine a ordonné de grands préparatifs. Elle a une annonce à faire.

— Quand cela ? »

Maybor examina la fille. Pas vilaine, malgré des dents qui se chevauchaient. Elle paraissait fortement impressionnée qu’il lui adresse la parole.

« Bientôt, je crois, messire. L’intendant nous a ordonné de nous hâter. »

La fille semblait partagée entre l’envie de filer et le désir de rester.

« Comment t’appelles-tu, ma fille ? » Elle méritait de partager sa couche une nuit, rien de plus.

« Bonnie, messire.

— Eh bien, Bonnie, pourquoi ne viendrais-tu pas me rejoindre dans mes appartements cette nuit ? Je suis un homme solitaire, à la recherche de compagnie. » La servante se montra flattée, bien à propos. Elle acquiesça avec coquetterie, puis courut reprendre son travail.

Maybor se dirigea nonchalamment vers la grand-salle. Il allait s’assurer une bonne place pour écouter la reine.

Il assista à la fin des préparatifs : on suspendit les bannières, on déroula les tapis, on alluma les chandelles et l’on cira les boiseries pour les faire briller. Les courtisans ne tardèrent pas à arriver, revêtus de leurs plus beaux atours ; le froissement de la soie le disputait au murmure des voix. Ils se répartirent en petits groupes et discutèrent à voix feutrée des intentions de la reine. Maybor repéra Baralis au moment où il entrait ; quelque chose scintillait à son cou – la chaîne de sa charge. Que nous mijote-t-on encore ? se demanda le seigneur.

Enfin, une sonnerie de cors retentit et les hérauts annoncèrent l’entrée de la reine. L’assistance se tut, regardant la souveraine s’avancer dans la grand-salle. Coiffée d’un diadème d’or, elle portait une splendide robe de soie cramoisie. En avisant Maybor, elle lui lança un regard énigmatique. Derrière sa mère venait le prince Kylock – sombre, beau, tout de noir vêtu.

Les cors se turent, et la reine se tourna face à l’assemblée des nobles. Elle se tenait immobile, laissant patiemment monter la tension. La salle était silencieuse. Enfin la voix d’Arinalda résonna : « Je vous ai fait venir aujourd’hui pour vous annoncer une grande nouvelle. » Elle marqua une pause théâtrale. « Le roi Lesketh et moi-même avons pris des dispositions pour les fiançailles de notre fils, le prince Kylock. » Un bruissement d’anticipation parcourut la foule. Maybor n’en croyait pas ses oreilles. Des fiançailles, si tôt après qu’elle eut rejeté sa fille ?

La reine poursuivit : « Nous avons arrangé pour lui une union historique, qui contribuera à renforcer le prestige de notre cher pays. Le prince Kylock va épouser Catherine de Brennes. » La foule explosa de surexcitation, empêchant la reine d’ajouter quoi que ce soit.

Brennes, songea Maybor. Pour la deuxième fois de la journée, il entendait ce nom. Ce n’était pas une coïncidence, il fallait y voir la main de Baralis. Avec le brouhaha de la foule dans les oreilles, Maybor prit conscience de la duplicité du personnage. Tout s’expliquait enfin : les tentatives d’empoisonnement comme l’enlèvement de Melliandra n’avaient eu pour seul but que d’amener Kylock à épouser la prétendante de Baralis. Le chancelier avait

vite convaincu la reine. Quelles paroles trompeuses avait-il donc pu susurrer à son oreille ? ou bien avait-il recouru au chantage ?

La reine reprit la parole, mais Maybor ne l’écoutait plus. Quel imbécile… Il avait laissé Baralis lui souffler la royauté sous le nez. C’était sa fille qui aurait dû être acclamée en ce jour, lui qui aurait dû devenir le futur père du roi. Il avait tout perdu.

Il était en droit d’attendre mieux de la reine. Qu’elle ait accédé au choix de Baralis représentait pour lui un camouflet. Elle n’avait même pas tenu sa promesse de l’en informer en premier – il l’apprenait avec l’ensemble de la cour et des serviteurs.

Pourquoi Brennes ? se demanda-t-il. S’unir à une puissance aussi importante constituait une pure folie. Les Quatre Royaumes n’en sortiraient pas à leur avantage. Ou Baralis se croyait-il suffisamment habile pour manipuler également la politique du duc ?

Maybor reporta son attention sur le discours de la reine : «… et enfin, je vous annonce que l’envoyé du prince Kylock à la cour de Brennes sera le chancelier du roi, messire Baralis. » Maybor fit la grimace. N’y avait-il aucun moyen d’échapper à cet homme ?

La reine et le prince se retirèrent sous les acclamations de l’assistance. La sincérité de cette manifestation de joie laissait Maybor pour le moins dubitatif. En passant devant lui, la reine lui toucha brièvement le bras. « Demain, dans mes appartements », lui souffla-t-elle avant de s’éloigner.